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Au cœur des tempêtes
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Août 1209

« En avant, chevaliers du Christ ! En avant,

courageuses recrues de l’armée chrétienne ! Que

l’universel cri de douleur de la sainte Église vous

entraîne ! Qu’un zèle pieux vous enflamme pour

venger une si grande offense faite à votre Dieu ! »

PIERRE DES VAUX-DE-CERNAY,

Historia albigensis.

Senhors, esta canso es faita d’aital guia

Com sela d’Antiocha et ayssi’s versifia

E s’a tot aital so, qui diire lo sabia

« Messeigneurs ! Cette Chanson est faite sur le modèle

de la Chanson d’Antioche, elle est versifiée de la même manière

et composée sur le même air, pour qui sait la réciter. »

Le lendemain, après une nuit entrecoupée de cauchemars et des cris d’Aimery qu’il ne cessait de consoler, Escartille se procura un cheval abandonné qui tournait autour de sa longe, dans une ferme voisine. Celle-ci, entièrement démolie, avait subi le même sort que la ville de Béziers. Sans doute les propriétaires avaient-ils été tués, eux aussi ; en tout cas, personne ne s’était avisé de s’emparer de l’animal. Il faut dire que, soufflant et claudiquant, il ressemblait assez à Escartille lui-même. Le troubadour, rompu, le ventre encore strié de la marque de la corde qui lui avait sauvé la vie lors de son saut de la cathédrale, n’avait guère d’autre choix que de grimper sur cette triste monture.

Escartille partit en direction de Carcassonne aussi vite qu’il le put, en prenant soin d’éviter les grandes routes. S’il parvenait à gagner la cité rapidement, il lui serait facile de se renseigner, puis de rejoindre le comté de Foix et la frontière espagnole, après avoir glané dans la cité de quoi survivre et sauver l’enfant. Il avait perdu tous ses vêtements et ses maigres bagages. Il lui fallait faire vite, car il redoutait de retrouver une fois encore les croisés sur son chemin. Sans doute Arnaud-Amaury avait-il écrit au pape pour se féliciter de cette victoire si prompte. Il devait en attribuer la raison à la volonté divine, et prendre les accents les plus triomphants pour annoncer au monde entier que près de vingt mille personnes venaient d’être passées au fil de l’épée. L’armée du Christ et ses auxiliaires, recrutés pour l’occasion, avaient rasé la ville de telle manière que la douleur brutale infligée à la population occitane s’en ressentirait durant des années. La guerre s’ouvrait dans une atmosphère de haine où la rémission, de part et d’autre, n’avait plus guère de place. Sus aux albigeois ! La volonté de résistance du pays prenait son premier camouflet ; mais pour avoir frappé sans aucune distinction, la chevalerie ennemie ne pouvait plus guère s’attirer la sympathie de ses propres alliés, les catholiques du Midi. La frontière qui séparait les deux partis s’en trouverait-elle estompée ? Rien n’était moins sûr.

Trencavel, de son côté, avait préparé Carcassonne aux combats à venir.

Lorsque Escartille arriva en vue de la cité, il reprit courage. Carcassonne ! Qu’elle était belle et majestueuse sous le soleil ! Elle dominait la vallée de l’Aude. Son enceinte crénelée, flanquée de trente tours, se reflétait dans les eaux avoisinantes. De vastes palais abritaient le vicomte et les siens. Les villages voisins du Bourg et du Castellar avaient attiré à eux toute la population de la région. Malgré une chaleur accablante, pas un des guetteurs de la ville ne relâchait son attention. Les chemins de garde sur les murailles, les donjons élevés, les drapeaux multicolores qui claquaient au vent, tout réconfortait le troubadour. Il était sûr d’une chose : l’armée croisée ne pouvait espérer venir à bout de ses défenses d’un seul coup de dés, comme elle l’avait fait pour Béziers. Carcassonne était, après Toulouse, le premier bastion de l’Occitanie. Voilà qui donnerait davantage de fil à retordre aux troupes d’Arnaud-Amaury. Escartille sentit qu’enfin, un peu de répit lui serait accordé entre ces murs.

À peine fut-il admis à franchir les herses et le pont-levis qu’il demanda à voir le vicomte en personne. Il pensait qu’à la faveur de ces circonstances exceptionnelles, Trencavel prêterait une oreille attentive à son récit et lui permettrait d’assurer sa subsistance. Escartille lui demanderait, alors, s’il avait effectivement rencontré Don Antonio de Bigorre. De toute façon, le troubadour n’avait plus le choix : il se sentait de plus en plus faible. Son fils montrait lui aussi des signes de fièvre, qui accentuaient ses craintes. Seule Carcassonne pouvait les sauver et, par bonheur, les croisés n’étaient pas apparus à l’horizon. Avaient-ils décidé de marcher sur Toulouse ? Escartille priait pour que ce soit le cas – qu’ils aient choisi Toulouse, plutôt que Carcassonne !

L’un des chefs de la garde, au rapport détaillé que fit le troubadour des récents événements, le considéra d’un air à la fois grave et inquiet. Ce fut lui qui introduisit Escartille dans le palais du vicomte.

Raymond-Roger Trencavel siégeait parmi ses barons. Ils étaient rassemblés autour d’une longue table, au centre de la salle du conseil. Derrière eux, des tentures rouges tombaient sur la muraille, encadrant le blason de la ville ; des boucliers étaient accrochés sur la paroi nord, entre deux colonnes de pierre. De l’autre côté, une ouverture pratiquée dans le mur laissait pénétrer la lumière ; on devinait le feuillage d’un lierre jeté à l’assaut du bâtiment, et, plus loin, le clocher de l’église Saint-Vincent. De la table où se trouvaient les féodaux, on pouvait entendre la rumeur montant des alentours. Une jeune femme discrète, au teint de rose, servait de l’eau en passant tour à tour derrière chacun des seigneurs. Trencavel, qui présidait, avait posé son épée devant lui. Escartille reconnut sans mal celui qu’il avait vu chevaucher avec son escorte dans les rues de Béziers, quelques jours avant l’assaut ennemi. Issu d’une famille favorable depuis longtemps à l’hérésie, Trencavel avait été confié par son père Roger II à la tutelle d’un cathare déclaré, Bertrand de Saissac, dès son plus jeune âge. Sa mère, Adélaïde, sœur du comte de Toulouse, avait déjà défendu la place hérétique de Lavaur contre les croisés du légat Henri d’Albano ; sa tante, Béatrice de Béziers, s’était retirée dans un couvent de parfaites. Le front haut, les traits durs, sa chevelure tombant devant ses yeux en longues mèches noires, il semblait osciller entre le chagrin et la colère, à l’écoute des récits et des témoignages dramatiques qu’il n’avait cessé de recueillir depuis quelques jours.

Le hasard voulut que Trencavel reçoive Escartille en même temps que l’un de ses éclaireurs. Celui-ci se tenait à genoux, en sueur, le pourpoint maculé de poussière.

— De ma vie, messires, je n’ai vu une armée pareille ! dit-il dans un souffle.

Affolé, il poursuivit en faisant de grands gestes :

— Des milliers, messire, ils sont des milliers ! On ne voit qu’eux, la terre elle-même semble disparaître sous leur flot ! Béziers… Béziers n’est plus qu’un champ de ruines ! Le légat jubile et vient de faire marcher ses troupes sur Capestang. Les châteaux de nos seigneurs tombent les uns après les autres… Cinquante-six en trois jours, messire !

— Que dit le peuple ? demanda Trencavel. Que disent les nôtres ?

— Ils… Ils… bafouilla l’éclaireur.

— Eh bien, parle, dit Trencavel avec sévérité. Parle, que disent-ils ?

— Ils prennent fait et cause pour vous, messire, mais… ils ne comprennent pas pourquoi vous n’avez pas secouru Béziers… Ils disent que vous les avez abandonnés.

Trencavel parut ébranlé.

— C’est donc cela.

Il resta interdit quelques secondes.

— On murmure aussi, messire, poursuivit l’éclaireur, qu’ils sont en chasse d’un grand secret, qui serait entré en Occitanie… et que, ne sachant où le trouver, ils écument les campagnes à sa recherche.

Trencavel se leva.

— Un secret ? dit-il. Mais lequel ?

— Nul ne le sait, messire. On parle d’un cavalier aux allures d’ange maudit.

— Allons, que va-t-on s’imaginer ! C’est là un autre prétexte pour se jouer de nous.

— Je l’ai vu, messire, dit alors Escartille. J’ai vu ce cavalier aux portes de Béziers.

Trencavel se tourna vers lui. Il le considéra quelques instants, haussant le sourcil.

— Cela suffit, dit-il à l’éclaireur. Toi, troubadour, quel est ton nom ?

Escartille s’inclina devant lui. Il fut un instant saisi de vertige. À présent qu’il trouvait un abri provisoire entre ces murs, le sang qui affluait à sa tête lui donnait de violents élancements.

— Escartille, messire, parvint-il à dire. Escartille de Puivert.

— Tu étais à Béziers ?

Escartille acquiesça.

— Et ce cavalier dont on fait si grand cas, lui demanda encore Trencavel : sais-tu qui il est ?

— N… Non, messire. Il n’avait pas l’air d’un chrétien, malgré son accoutrement… On eût dit un Maure, un Arabe, de retour de Terre Sainte. Mais il ne semblait d’aucune religion ni d’aucune armée – ou peut-être, de toutes à la fois. Il m’a parlé de ce secret, sans en dire davantage. Il m’a dit qu’il se rendait…

— Où cela ?

— À Montségur, messire.

Trencavel médita quelques secondes et dit :

— Il faudra nous enquérir de cela.

Il se tut encore quelques secondes.

Puis il regarda de nouveau Escartille et s’approcha de l’enfant qu’il tenait entre ses bras.

— Cet enfant… C’est ton fils ?

Escartille acquiesça de nouveau. Le vicomte s’aperçut du teint de l’enfant et lui toucha le front. Il était brûlant. Trencavel se tourna aussitôt vers l’une de ses servantes.

— Cet enfant mourra si l’on ne prend pas soin de lui immédiatement. Je vous le confie, ma chère Léonie, si son père en est d’accord. Emmenez-le et portez-lui secours !

Le troubadour abandonna Aimery à la jeune femme qui se présentait. Il se sentait lui-même de plus en plus mal, comme si sa tension nerveuse, qui retombait subitement, s’accompagnait d’une effroyable envie de s’allonger, de dormir, de récupérer. Un drôle de brouillard tombait devant son regard ; il vit la jeune femme qui emmenait l’enfant, lui chuchotant des mots à l’oreille pour le calmer, avant de disparaître derrière les tentures. Puis Trencavel plongea ses yeux dans les siens.

— Ainsi, tu étais là-bas.

Il inspira profondément.

— Raconte-moi.

Escartille parla avec peine, chacun de ses mots ravivant à sa mémoire l’horreur de ce qu’il avait vu. Entre deux vertiges, il pouvait lire les émotions qui tour à tour se peignaient sur le visage de Trencavel. C’était comme si le vicomte, lui aussi, avait participé à chacun de ces instants. Des ombres voilaient son front, ses yeux se faisaient ténèbres ; la tristesse s’emparait de lui un moment, puis une flamme vengeresse paraissait de nouveau attiser sa colère. Il eut autant de mal à supporter les diverses scènes que le troubadour lui relatait avec force détails ; non qu’il fut ignorant de ces visions tragiques dont Escartille se faisait à présent l’écho auprès de lui, mais il ne supportait pas l’idée que ces souffrances aient été infligées aux siens sans qu’il ait rien pu tenter. On avait éradiqué la population de Béziers, en même temps que la cité elle-même – le second fief de son domaine ! Lorsque le troubadour en eut fini, il réunit ses dernières forces pour lui faire part de son désir de retrouver Louve et Don Antonio de Bigorre. Il eut bien une vague honte, en cet instant, de parler de ses petites aventures à celui qui n’avait plus d’autre choix que de faire face à la déferlante annoncée ; même en cette situation critique, Escartille ne pouvait s’empêcher d’admirer la stature et la noblesse du jeune homme qui, bien qu’il fut à peine plus âgé que lui, s’apprêtait à braver la tempête. Mais de son côté, Trencavel ne pouvait reprocher au troubadour l’effondrement qu’il percevait chez lui, et qu’il ne comprenait que trop.

— Don Antonio de Bigorre ?… dit Trencavel. Oui, je le connais.

Il mit une main sur l’épaule d’Escartille. L’œil du troubadour s’alluma tandis que son cœur était soudain transporté d’un nouvel espoir.

— Il est reparti il y a quelques jours avec sa fille, et d’autres Aragonais, dit Trencavel.

Et, lisant la déception mortelle qui affligeait soudain le visage du troubadour, il ajouta :

— Je suis désolé.

— Reparti, répéta Escartille.

Cette fois, la tension du troubadour était à son comble. Il vacilla encore, prêt à s’effondrer. Il n’avait plus guère la force de dire quoi que ce soit, à présent que tous ses espoirs étaient de nouveau ruinés.

Revenant à ses préoccupations immédiates, Trencavel se tourna vers ses conseillers.

Le ballet de la conversation, tendu, recommençait de plus belle.

— Ce troubadour nous parle des Aragonais, dit l’un d’eux, qui se nommait Pierre-Roger de Cabaret. Ne peut-on rappeler Pierre II à nous et le faire intervenir en notre faveur ?

— Il ne peut rien pour nous, répliqua le vicomte. Il est tenu au pape par son couronnement catholique !

Il passa la main sur ses yeux en soupirant.

— Vingt mille personnes. Ils ont massacré vingt mille personnes ! Mais comment ont-ils pu !

Trencavel frappa du poing sur la table et poussa un juron, avant de lever les bras, dans un froissement de cape. Il enrageait, autant contre l’Église que contre lui-même.

— Et c’est mon oncle, mon propre parent, qui épouse la cause ennemie ! Qu’il ait voulu gagner du temps, qu’il ait cherché à s’attirer les faveurs du pape en faisant mine de vouloir chasser les hérétiques d’Occitanie, c’est une chose. Mais qu’il force le zèle jusqu’à prendre les armes contre nous !… Avait-il besoin d’aller aussi loin pour donner le change ? Nous voilà isolés, et c’est toute la chrétienté qui marche sur nous ! Au nom du ciel, pourquoi ne nous laissent-il pas en paix !

— Il faut négocier, dit Pierre de Termes, l’un de ses appuis les plus fidèles. Votre oncle est de retour à Toulouse, on ne sait encore ce qu’il fera. Rien n’est joué.

Pierre se tenait à l’autre bout de la table. L’air chafouin, il était enveloppé dans un long manteau noir ; seul son drôle de nez crochu dépassait de son capuchon.

Trencavel se tourna vers lui.

— Depuis que votre oncle s’est retourné contre nous, poursuivit le baron, vous êtes aux yeux de Rome la première tête à faire tomber. Carcassonne est votre capitale, il faudra la défendre jusqu’à la mort, ou trouver les moyens de négocier avec Arnaud-Amaury une sortie honorable à ce conflit. Nous avons déjà tenté de convaincre les légats à Montpellier. Pourquoi ne pas essayer de nouveau ? Après tout, avez-vous jamais agi contre les intérêts de l’Église ? Jamais ! Voilà ce qu’il faudra leur dire.

Trencavel éclata d’un rire amer.

— Ah, la belle affaire ! Et vous croyez que ce discours leur fera baisser les armes, après ce qui vient de se passer ? Alors qu’ils sont convaincus que Dieu soutient leur bras ? Vous pensez qu’ils rentreront chez eux sans avoir davantage fait montre de leur force, une force qu’ils ont mis un an à rassembler, dans le seul but de nous asservir ?

— Alors, envoyons nos seigneurs battre la campagne ! proposa un autre, qui se nommait Antoine de Jonc. Réveillons les consuls de chaque bourg, et cette fois, préparons une véritable défense, à la mesure du pays ! Si les croisés attaquent Carcassonne de front, ils savent tout de même que la place est sans doute la seule qui puisse leur tenir tête… Attendons qu’ils nous encerclent et travaillons à les prendre à revers, au moment où ils ne s’y attendront pas !

Trencavel se prit la tête entre les mains.

— Si je comprends bien, Antoine, vous voulez encercler cinquante mille croisés, avec une poignée de paysans et de soldats que la seule vue de l’ennemi suffira à effrayer…

Les barons se regardèrent en silence.

Trencavel écarta les bras.

— C’est donc tout ce que nous avons trouvé ?…

Nouveau silence.

Trencavel se dirigea furieux vers la sortie de la salle, sans tenir compte de l’éclaireur encore agenouillé. Au dernier moment, il s’arrêta et se tourna vers Escartille.

— Quant à toi, Escartille de Puivert…

Durant tout ce temps, le troubadour n’avait plus rien écouté.

À présent, il sentait ses jambes le quitter.

— Messire, plaida-t-il faiblement, je… je n’ai plus de raison d’être ici… Je dois les retrouver… Je dois… fuir…

Il porta la main à son front.

Dans un cliquetis de métal, Trencavel posa de nouveau sa main gantée sur l’épaule du troubadour. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Escartille vacilla de plus belle ; il tremblait maintenant de tous ses membres. Ses yeux chavirèrent.

Il tomba en avant.

— Quelqu’un pour aider cet homme ! cria le vicomte. Allez !

Il y eut un long trou noir.

Lorsque, enfin, Escartille se réveilla, il ne distingua d’abord que les murs d’une chambre blanchie à la chaux, striée de quelques fissures qui dessinaient comme des serpents tout autour de lui. Puis il sentit le contact de draps humides contre son corps. Son front était couvert de sueur. Longtemps, il alterna entre des périodes de sommeil profond et de semi-conscience. Il s’éveillait, subitement, s’entendait prononcer quelques mots dans son délire, avant d’être de nouveau happé par l’épuisement. Une main fraîche venait de temps en temps lui caresser le visage, lui donner à boire ou à manger.

Puis il se réveilla pour de bon.

Il était effectivement dans une chambre, à l’abri du soleil qui, au-dehors, était plus brûlant que jamais. Une jeune femme était là, vêtue d’une robe noire. C’était la servante qu’il avait aperçue lors de la réunion du conseil de Trencavel. Peu à peu, tout lui revint en mémoire : Louve, le sac de Béziers, le saut de la cathédrale, la fuite éperdue dans la campagne en direction de Carcassonne.

Il se dressa sur son séant. On lui avait ôté ses vêtements avant de nettoyer ses plaies.

— Aimery ! dit-il. Où est-il ? Comment va-t-il ?

La jeune femme s’approcha de lui. Sa chevelure d’or encadrait des yeux d’un bleu profond. Elle lui sourit et dit d’une voix apaisante :

— Ne craignez rien, messire, l’enfant va bien. Il avait besoin de repos et d’une nourriture saine. Il a eu un peu de fièvre, mais moins que vous. Vous avez de la chance. Mes sœurs et moi nous occupons de lui.

Un peu calmé, Escartille retomba contre son oreiller. Il avait encore mal au crâne.

Il lui fallut quelques secondes pour rassembler ses pensées.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Léonie, dit la jeune femme. Je suis l’une des servantes du vicomte. C’est moi qui ai veillé sur vous, messire. Pardonnez-moi de…

Elle baissa les yeux avec une délicieuse discrétion et rougit légèrement :

— D’avoir dû ôter vos vêtements pour m’occuper de vos blessures.

Escartille se racla la gorge.

— Ne m’appelez pas messire, je vous en prie. Je n’ai de noble que mes chansons, et je ne chante guère ces temps-ci. Dites-moi plutôt… combien de temps suis-je resté dans cet état ?

— C’est que… vous avez frôlé la mort, semble-t-il. À la vérité, vous êtes resté longtemps sans connaissance.

— Longtemps ? C’est-à-dire ?

Léonie hésita et détourna les yeux vers la fenêtre, dont les vantaux étaient ouverts. Un rayon de lumière venait s’échouer sur le lit.

Tout à coup, Escartille eut un choc. Son visage s’assombrit.

Non ! Non, ne me dites pas que…

— Ne vous levez pas, messire !

Le jeune homme venait de sortir de son lit, emportant avec lui le drap de lin. Il marcha lentement vers la fenêtre. À mesure qu’il avançait, les rumeurs, les bruits de la ville se faisaient plus forts, plus insistants. Emmitouflé de blanc, le troubadour se pencha enfin vers l’ouverture.

Mon Dieu, c’est bien ce que je craignais.

— Ils sont là, n’est-ce pas ? dit-il à l’adresse de la servante. Ils sont là !

Escartille manqua de s’effondrer sous le coup.

Les croisés étaient arrivés devant Carcassonne le 1er août. Deux jours plus tard, ils avaient pris le Bourg, au nord, au son des Veni Sancte Spiritus. Trencavel n’avait rien pu faire. Le Castellar était mieux fortifié ; il avait pu repousser un premier assaut, mais cela n’avait pas suffi. Le vicomte était cependant parvenu à massacrer la garnison que l’ennemi venait de mettre en place. Oui, cette fois, de véritables opérations militaires étaient engagées. Escartille, du haut de la fenêtre du palais, dans le donjon, passa la main sur son visage horrifié. Il voyait à nouveau de la fumée, on se battait encore aux abord du Castellar, non loin des murailles.

Ils sont venus, pensa le troubadour. Ils sont venus et tout recommence !

Une immense vague de faiblesse le submergea. Léonie se précipita vers lui et l’aida à regagner sa couche.

Pris au piège, une fais encore ! Mais que Vous ai-je fait, Seigneur ?

Il se retourna vers Léonie :

— Je cherche Don Antonio… Don Antonio de Bigorre et sa fille, une Aragonaise du nom de Loba, la Louve. Savez-vous où ils sont allés ?

Léonie n’avait jamais entendu parler du chevalier aragonais.

Elle promit de se renseigner, sitôt que le troubadour irait mieux ; mais il était de nouveau impensable de quitter la ville en ces circonstances.

Dans la soirée, on lui amena Aimery.

Au-dehors, les combats continuaient.

Escartille prit le bébé dans ses bras. Il le regarda longtemps, jouant avec lui, glissant un doigt entre ses petites mains, essayant de le faire sourire. L’enfant avait retrouvé ses bonnes joues et son teint de lait.

— Alors, mon bonhomme, te voilà sauvé ! Tu peux dire merci à tes nouvelles mamans. Léonie, vos herbes, vos philtres et vos breuvages font merveille.

Escartille le plaça sur ses genoux, le fit boire, lui chanta des chansons. Il s’efforçait de dissimuler son abominable tristesse, à l’idée que son intuition avait été la bonne, et qu’il était passé si près de revoir sa belle. Oui, il jouait de malchance, mais tout n’était peut-être pas perdu. Léonie, continuant de papillonner autour de lui avec ses sœurs, ne tarda pas à lui apprendre que d’autres ambassades espagnoles étaient attendues à Carcassonne. Tandis que la guerre faisait rage plus que jamais autour de la ville, le troubadour, encore faible, se résolut alors à profiter de ce répit forcé ; il y trouva même le moyen de passer quelques jours voisins du bonheur.

Ce fut à cette époque qu’il commença à écrire son Livre de Vie.

Cette idée avait germé en lui après avoir assisté au massacre, alors qu’il s’endormait sur la colline, non loin de Béziers. L’amour, la mort, la guerre, voici ce que l’on trouverait dans ce Livre, à chacune de ces stances que le troubadour commençait à écrire. Ne pouvant se déplacer longuement, Escartille se fit procurer des encres multicolores et des rouleaux de parchemin. Ce travail lui permettait de rester en éveil et d’épancher son cœur. La rumeur des combats montait chaque jour jusqu’à lui ; il rageait de ne pouvoir quitter la ville, mais il lui fallait être actif. Il déversait son angoisse et la muait chaque fois en de nouvelles stances. Il écrivait avec frénésie, jusqu’à un nouvel épuisement. Il s’était fait le serment intime de relater fidèlement les épisodes de cette guerre qui venait d’embraser l’Occitanie. Son Livre serait un poème, un long poème courtois ; il y raconterait la vie de Puivert et sa rencontre avec Louve, il déroulerait le fil de ses aventures sur des milliers de vers alexandrins. Lorsqu’il pensait à cette œuvre, dont il voyait jaillir les contours, il se sentait guidé par une voix impérieuse qui lui commandait de témoigner de son histoire. Il rêvait ! Il rêvait tandis que Trencavel, au-dehors, s’efforçait de contenir les assauts répétés du légat de Cîteaux. Oui, songeait-il dans ses moments de délire, son récit serait un chef-d’œuvre ; il rédigerait ce conte en langue occitane, on le jouerait, on le chanterait dans toutes les cours. Une histoire, c’est comme une fleur… Voilà ce que disait son père, autrefois. Et il dirait tout, tout ce qui était en train de se passer.

Senhors, esta canso es faita d’aital guia

Com sela d’Antiocha et ayssi’s versifia

E s’a tot aital so, qui diire lo sabia

« Messeigneurs ! Cette Chanson est faite sur le modèle

de la Chanson d’Antioche, elle est versifiée de la même manière

et composée sur le même air, pour qui sait la réciter. »

Le Livre de Vie – n’était-ce pas celui que l’on trouvait au centre du paradis ? Cet arbre dont le feuillage était autant de lettres composant un alphabet sans fin, un texte sans cesse recommencé, qui englobait le monde. L’écriture du troubadour serait le reflet de cette image. Ce serait le poème tout entier qui, avec ses entrelacs colorés, sa calligraphie aussi libre que minutieuse, ses laisses successives et multicolores, évoquerait une fleur, un bouquet, un arbre, un buisson ardent ! Escartille se retrouva bientôt avec une grande quantité de rouleaux, qu’il glissait les uns après les autres dans sa besace.

Durant tout ce temps, Léonie essayait de le distraire comme elle le pouvait.

— Montrez-moi donc comment vous faites cela, dit-elle au troubadour en lui tendant Aimery.

Escartille allongea l’enfant et lui ôta ses langes sans pouvoir refréner une grimace.

— Ma foi, c’est toujours plus puant. Est-ce signe qu’il reprend vie ?

Léonie regarda le troubadour s’évertuer à changer les langes. Escartille avait procédé maintes fois à cette redoutable opération, mais toujours à sa manière. Il enroulait devant et derrière, pliait à gauche et à droite, sans trop se soucier du reste, tant que le linge tenait et que tout cela se soldait par un nœud bien serré. Être soudain sous les yeux attentifs de Léonie le rendait nerveux. Elle rit en regardant ses mains se débattre l’une par-dessus l’autre. Aimery, lui aussi, souriait.

— C’est cela, moquez-vous, dit Escartille. Ce n’est pas une saine occupation pour un homme !

— Ah ? dit Léonie. Vous préférez sans doute des guerres plus sérieuses… Mais allons ! Si vous devez encore être seul un moment avec cet enfant, il faudra bien que vous sachiez vous en occuper. À ce propos…

Léonie leva les yeux vers le troubadour.

— Qui est la mère de ce petit ?

Escartille fronça les sourcils. Une lueur de tristesse passa dans son regard.

Léonie baissa le visage.

— Est-ce… cette Louve dont vous m’avez parlé, et que vous recherchez tant ?

— Oh… C’est une longue histoire, dit Escartille.

Ils se turent quelques secondes.

— Je dois la retrouver, répéta-t-il.

Léonie comprit que le troubadour ne souhaitait pas aborder ce sujet davantage. Elle sentait qu’il brûlait de laisser libre cours à son émotion et de se jeter au-dehors, séance tenante. Elle eut un nouvel éclat de rire et se pencha vers l’enfant.

— Laissez-moi faire ! dit-elle. Je vais vous montrer.

Escartille recula d’un pas et la regarda langer avec art tandis qu’elle continuait :

— Ce qu’il faudrait à cet enfant, c’est un sain gouverneur. Diable ! N’avez-vous pas songé à le confier à quelqu’un ? Comptez-vous faire son éducation seulement en chansons ?… Il lui faudrait un tuteur, assurément. Et il lui faudrait…

Elle baissa d’un ton, si bien qu’Escartille n’entendit pas la fin de sa phrase.

— Que dites-vous ? demanda-t-il.

— Rien, dit Léonie. Rien.

Elle tourna brièvement vers lui son joli minois. Il crut à son tour y déceler une pointe de tristesse ; puis Léonie retrouva le sourire et se pencha encore sur l’enfant, frottant son nez contre celui du bébé.

Il lui faudrait une véritable mère, songea-t-elle.

Chaque jour, Léonie informait Escartille des batailles qui se succédaient à l’extérieur.

Un matin, elle entra dans la chambre avec une grande précipitation et s’écria :

— Je l’ai vu, Escartille ! Il est là !

— Qui donc, Léonie ? Qui est là ?

Elle avait un sourire angélique.

— Le roi, messire ! Le roi lui-même !

— Le roi ! Mais quel roi ? interrogea encore Escartille.

— Le roi d’Aragon ! s’écria Léonie.

Escartille était dans son lit. Il se dressa sur son séant.

— Comment ? Que dites-vous ?

— Le roi est là ! Il a rencontré le comte de Toulouse ! Notre cher comte est revenu, il a fait tendre son riche pavillon dans un pré, au bord de l’eau, auprès d’un bois touffu. Et c’est là qu’il a retrouvé le roi, à ce que l’on m’a dit. Ils sont revenus de Catalogne et d’Aragon, pour nous sauver !

Escartille trépignait à son tour.

— Le roi ? Mais où est-il ?

— Ne l’entendez-vous pas, messire ?

Léonie aida le troubadour à se lever ; elle l’attira vers l’embrasure de la fenêtre qui dominait la ville et tendit un index tremblant :

— Là. Il est là !

Et Escartille le vit.

Il était entré dans Carcassonne. Accompagné de cent chevaliers, Pierre d’Aragon avait rencontré les croisés la veille au soir, alors qu’ils étaient en train de dîner autour de viandes rôties. Quand les seigneurs l’avaient vu s’approcher, leur ton avait changé. Ce jour-là, c’était en maître de l’Occitanie que Pierre II se présentait aux légats. Car c’était bien lui que l’écheveau complexe des allégeances du Midi désignait comme le souverain ultime de la terre occitane, par-delà les frontières pyrénéennes. Trencavel et le comte de Toulouse eux-mêmes ne lui devaient-ils pas hommage ? Et voici que ce roi que l’on n’attendait plus se présentait ici en libérateur ! Dans le camp occitan, on l’accueillait comme tel. Les liens avec l’Aragon s’étaient tissés depuis des siècles : l’une des sœurs du roi était l’épouse de Raymond VI et l’autre, Sancie, était mariée au futur Raymond VII, encore tout jeune. Pierre II s’avançait maintenant face aux chevaliers de l’ost. Oui, c’était soudain un roi puissant que les croisés trouvaient devant eux, et qui plus est, un roi catholique, en première ligne de la lutte contre les Maures ; depuis de longues années, le pape Innocent III lui accordait toute son attention. Les princes et les prélats, Arnaud-Amaury en tête, étaient venus le saluer et lui dire : Soyez le bienvenu. Les rues de Carcassonne étaient en liesse. Pierre était entré avec seulement trois de ses compagnons ; dès qu’il l’avait su, Trencavel s’était porté à sa rencontre avec ses gens ; la population marchait derrière les chevaux, baisait les pieds du monarque, jetait des vivats, lançait des fleurs ! La joie était immense, car tous ces habitants étaient ses vassaux et ses amis. Le roi n’était pas venu pour batailler, il n’avait pas avec lui de forces suffisantes ; mais il serait sans nul doute un allié précieux pour trouver une issue à la guerre.

— Vous vouliez partir en Aragon ? dit Léonie. Regardez : c’est l’Aragon qui vient à nous.

— Descendons ! dit Escartille. Descendons maintenant !

— Non, restez ici ! Je vous raconterai. Je vais y aller.

Elle se dirigeait déjà vers la porte.

— Je vous dirai ce qui se passe, je vous raconterai tout !

Escartille resta seul un long moment. Lorsque, enfin, Léonie revint, des étoiles brillaient dans ses yeux. Ses joues étaient roses et enfiévrées. Elle respirait la joie et frappait dans ses mains de soulagement.

— Oh, Escartille ! J’ai vu l’un de nos soldats qui a assisté à l’entretien ; nous ne parlons plus que de cela en bas. Le roi a d’abord écouté, oui, il a longuement écouté notre cher vicomte, qui lui a raconté ce que les légats avaient fait à Béziers, comment ils avaient tout détruit sur leur passage et passé tout le monde au fil de l’épée. Le récit que le vicomte a fait de cet épisode a profondément ému tous ceux qui se trouvaient là ; et le roi n’était pas en reste. Lorsque le vicomte a terminé, le roi a parlé à son tour. Voilà ce qu’il dit alors : « Baron, je vous ai bien entendu ; mais il ne faut pas vous plaindre de ce qui est advenu. Ne vous avais-je pas moi-même invité à bannir les hérétiques ? Vous avez continué à les accepter sous votre toit et à les laisser se réunir et professer leurs erreurs insensées. Mais je ne puis vous voir en proie à de si vifs tourments sans réagir. Vous cherchez un remède aux angoisses qui vous accablent ? Il n’est guère d’autre solution que de s’entendre avec les Français ; vous vous pensez à l’abri à l’intérieur de vos murailles, mais ne vous y trompez pas, vicomte : leur armée est nombreuse, j’ai vu ces hommes et leur détermination inébranlable. Votre ville abrite de nombreuses familles, des femmes et des enfants. Il vous faut conclure un accord. Pour vous, je suis prêt à jouer ce rôle, car ce qui se passe en ce pays m’afflige et éveille en moi une douloureuse compassion. »

Léonie s’était assise sur un tabouret ; voici qu’elle arpentait maintenant la pièce en long et en large, en imitant tour à tour le roi et le vicomte. Escartille sourit ; l’enthousiasme de la jeune femme était communicatif.

— Le vicomte a approuvé cette proposition. Pensez donc ! Cet homme est notre salut ! Il prit la parole à son tour, rejetant sa cape par-dessus ses épaules et posant un pied en avant. « Sire, disposez de moi et de la ville comme il vous plaira. Nous sommes vos débiteurs de toujours et vos fidèles vassaux ; votre père Alphonse, déjà, nous témoignait la plus grande affection. Nous vous resterons fidèles quoi qu’il advienne. » Là-dessus, les deux hommes se donnèrent l’accolade. Puis le roi remonta sur son destrier en disant qu’il allait de ce pas rejoindre le légat de Cîteaux, qu’il multiplierait ses instances pour faire cesser ce conflit au mieux des intérêts de tous. Il s’en fut superbe au milieu des acclamations, jusque dans la forêt les gens l’ont suivi ; et il s’éloignait tandis que des feuilles lumineuses semblaient tomber et tournoyer autour de lui. Il doit être en train de parlementer en ce moment même. L’espoir est revenu, Escartille ! Après cela, les gens de Carcassonne se sont…

Le troubadour l’interrompit. Il avait lui aussi accueilli tout ce discours avec soulagement. Son visage s’était illuminé d’une autre sorte d’espoir. Il prit les mains de Léonie :

— Le roi Pierre II est là, dit-il. Le roi d’Aragon ! Mais Louve ? Et Don Antonio de Bigorre ? Sont-ils là également ?

— Je n’en sais rien encore, dit-elle.

Elle fit une pause, son sourire se crispa légèrement.

Puis, retrouvant son enthousiasme – et sa respiration – elle ajouta :

— Mais je vous promets de vous le dire dès que possible.

Le soir même, Escartille put enfin descendre de la tour. Il voulut quitter le palais aussitôt, mais les entrées et les sorties étaient contrôlées. Il insista. Il demandait à sortir, au mépris du danger ; on resta sourd à sa requête. Il lui fallait l’autorisation de Trencavel ou de l’un de ses barons qui, pour l’heure, étaient tous inaccessibles. Aidé de Léonie, Escartille se rendit dans une chapelle où le vicomte et ses proches avaient pour habitude d’aller se recueillir. Il n’y trouva personne. Après ce jour faste, le jeune homme sentait lui aussi que ses forces lui revenaient ; une énergie nouvelle courait dans ses veines. À tous les gens qu’il croisait, il demandait des informations ; personne ne pouvait lui répondre et, partagé entre l’angoisse et l’enthousiasme, il éprouvait les sentiments les plus contradictoires. Eh bien, il irait voir par lui-même ! Escartille s’était avancé tout près de l’autel avant de tomber à genoux. Léonie, elle, était restée sur le pas de la porte et le regardait. Il semblait prier, enveloppé de blanc, le visage levé vers les vitraux.

Escartille retrouvait soudain espoir. Demain au plus tard, il saurait ! Il sortirait enfin, par tous les moyens ! Faudrait-il encore attendre cette nuit ? Si le roi d’Aragon était là, n’y avait-il pas les meilleures chances pour que Don Antonio, l’un de ses plus précieux chevaliers, l’ait accompagné dans son ambassade ? Peut-être n’était-il parti que pour mieux revenir ! N’était-il pas l’un de ses plus valeureux émissaires ? N’était-ce pas cela qui, déjà, l’avait conduit sous les murs de Puivert, de Peyrepertuse, de Quéribus, de Lastours, de Roquefixade ? Alors, peut-être Louve serait-elle là aussi, quelque part ! Dans l’ombre de ce bois où ils avaient posé leur campement ! Tout près, aux portes de la ville ! N’était-ce pas ce signe du destin que le troubadour avait appelé de ses vœux ?

Il continuait de rêver, s’abandonnant avec ferveur à son espoir retrouvé.

Derrière lui, Léonie s’était assise, les mains sur les genoux.

Le lendemain, Escartille se leva. Léonie lui avait préparé de nouveaux vêtements. Il revêtit sa tunique, serra contre sa taille la boucle de son vieux ceinturon, où il avait glissé la fronde de Charles de Montesquiou. Il enfila ses bottes, vérifia les cordes et l’archet de son rebec, avant de faire passer l’instrument par-devers lui. Il glissa sa besace et ses rouleaux de parchemin sur son autre flanc. Dans un sourire, il rajusta sur son crâne son galurin à plume d’oie, puis fit quelques pas en inspirant l’air à pleins poumons. Il se sentait libéré. Oui ! Il était un homme nouveau.

— Que faites-vous ? lui demanda Léonie.

— Je me lève, ma belle amie. Ne le voyez-vous pas ?

— Restez donc couché ! dit la jeune femme. Vous êtes encore faible.

— Allons ! Je suis en pleine santé, et Aimery aussi. Grâce à vous, Léonie.

En passant près d’elle, il s’arrêta. Il regarda la jeune femme, qui levait vers lui des yeux bleus comme l’azur. Une délicieuse mèche blonde voletait sur son front. Il fut intrigué par ce qu’il crut déceler dans le regard de la servante. Elle était au bord des larmes.

— Alors… Vous allez partir ?

Escartille sourit et lui caressa la joue.

— Oui, ma douce Léonie. Vous m’avez été d’un grand secours. Jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi. Mais je suis las de ces aventures et d’autres horizons m’attendent.

Léonie ne put s’empêcher de laisser couler une larme.

— Mais comment ferez-vous ? On se bat encore au-dehors !

— Je ne sais pas, dit le troubadour. Je vais voir le vicomte.

Il la prit dans ses bras et la serra contre son cœur. Ils restèrent ainsi un moment, puis Escartille se dirigea vers l’escalier qui menait au corps principal du palais.

— Le vicomte ! dit Léonie, qui trottait derrière lui. Mais il tient de nouveau conseil en ce moment même ! La ville est débordée, messire ! Escartille, s’écria-t-elle encore. Escartille !

— Raison de plus, dit Escartille. On ne m’y prendra pas deux fois.

— Il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit, souffla Léonie en ravalant ses sanglots, la gorge nouée.

Mais le troubadour dévalait déjà les escaliers quatre à quatre.

Lorsqu’il fit irruption dans la salle du conseil, Escartille pensait se voir fermer l’entrée par les gardes qui s’y trouvaient habituellement en faction. Il n’en fut rien ; il tomba au milieu d’une rare agitation. Tous les barons étaient là ; leurs blessures, la poussière sur leurs justaucorps ou leurs armures témoignaient des coups et des contrecoups qui se donnaient toujours au-dehors, dans la plus grande fureur. Les barons puaient la sueur et le sang ; ils marchaient en long et en large, lançaient de temps à autre un ordre à leurs écuyers et sergents qui venaient au rapport et repartaient dans la minute. Escartille ne bougea pas durant plusieurs secondes. Il ne tarda pas à apprendre ce qui s’était passé. La partie s’était jouée si vite que tous s’étaient trouvés pris de cours. L’Église avait décidé de lancer un autre ultimatum. Le roi d’Aragon avait tenté d’intervenir pour favoriser une nouvelle négociation. Arnaud-Amaury voulait bien admettre l’innocence du vicomte ; il aurait la vie sauve et la permission de sortir avec douze chevaliers de son choix ; mais la ville et ses habitants serait laissés aux croisés. « J’aimerais mieux être écorché vif ! » s’était écrié Trencavel. Et le roi levait le camp ! En ce moment même, il devait plier bagage, ulcéré par l’échec insultant de sa médiation ! Escartille, au milieu de ces barons qui allaient et venaient autour de lui, s’assit sur un tabouret, les épaules tombantes, le visage décomposé.

— Anatz, baro, à cheval ! s’écriait le vicomte. Équipez-vous tous, allez prendre vos épées et tous ensemble, donnez la charge contre l’armée !

— Par ma foi ! s’exclamait Pierre-Roger de Cabaret, si vous voulez suivre mon conseil, ne faites pas de sortie ! Car au matin, sitôt qu’ils auront pris leur repas, les Français chercheront à vous enlever les derniers accès à l’eau qui nous restent !

— Il a raison, dit un autre. S’ils tiennent l’Aude, nous sommes perdus. Nous n’avons déjà plus rien dans les citernes !

Ah non ! se dit Escartille. Une fois, passe encore ; mais deux ! Je ne Vous laisserai pas faire, Seigneur ! Je refuse de me rendre encore sans me battre, si près du but ! Non, il n’est pas trop tard ! Je dois encore pouvoir gagner les troupes d’Aragon, et m’abriter sous l’aile de Pierre II. Mais comment sortir d’ici avec Aimery, sain et sauf ?

Tout à coup, Trencavel en personne se planta devant lui.

— Tiens, te voilà debout, toi ! Eh bien, joins-toi à nous, tu ne seras pas de trop.

Escartille leva les yeux.

— Me… Me joindre à vous ?

— Tu es revenu des morts sans doute, jeune homme. Te voilà guéri grâce à nous. L’Aragon s’enfuit et nous voilà seuls ! Sois heureux d’être encore des nôtres, et de défendre notre belle Occitanie. Allons ! Donnez-lui un drapeau, et qu’il gagne l’escorte !

— Mais…

Trencavel l’interrompit.

— Je n’ai pas le temps de faire la conversation.

— Je veux sortir d’ici !

— Je t’en donne une belle occasion. Et cesse de gémir…

Il se détourna et rejoignit ses soldats en grommelant :

— … J’ai une ville à sauver, par Dieu.

Mais va-t-on me dire ce que je fais là ?

Escartille, juché sur un vieil alezan au sabot lourd et crotté, son étendard en main, vit les immenses portes de la ville de Carcassonne s’ouvrir devant lui.

La population s’était de nouveau rassemblée tout autour d’eux. Elle s’écartait devant les cavaliers. Escartille fut bousculé ; les chevaux piaffaient derrière lui. L’un d’eux se cabra en hennissant.

— Avance ! Avance donc !

L’escorte s’ébranla. Escartille, les yeux écarquillés d’horreur, ne cessait de tourner la tête vers la fenêtre du donjon où devaient se trouver Aimery et Léonie. Il aurait tout fait pour revenir en arrière, mais la foule était trop compacte. Il était jeté au-dehors, son vœu n’était-il pas exaucé ? Il sortait de la ville ! Mais seul.

Non, non, non !

Escartille continuait de regarder autour de lui, désemparé. Il passa à côté du cadavre d’un cheval, que l’on avait éventré pour se nourrir, à moins qu’il n’eût succombé à une quelconque maladie. Ses entrailles, dévorées d’insectes, gisaient au-dehors. Plus loin, c’était un bœuf, et un autre encore, qui avaient subi le même sort. Des femmes et des enfants en guenilles s’en approchaient ; d’autres montaient dans les citernes, s’échangeaient des gourdes presque vides. À présent qu’il sortait de sa chambre, Escartille pouvait constater que la situation était bien pire qu’il ne l’avait pensé.

Trencavel, pris à la gorge, tentait une contre-proposition.

Un parlement venait d’être dressé devant la cité, sous le pavillon du comte de Nevers.

Trencavel s’y rendait avec cent chevaliers et de nombreux pages de sa suite. Escartille était derrière lui, à quelque distance. Il voulut s’arrêter. Comment ? Il était encadré par une forêt de lances. Qu’il s’avise de dévier de ce flot et on l’eût submergé sans vergogne. Au-dehors, le paysage des tentes cernant la cité était assez comparable à celui que le troubadour avait vu à Béziers. Il pestait contre Dieu et tous les saints, éternuant de temps à autre sous l’effet d’un nuage de poussière ; ou bien c’était une nuée de mouches qui venait virevolter autour de lui, se poser sur son front, sur son nez, sur la crinière ou la croupe de son cheval. Il entendait ce cliquetis terrible des armes que l’on préparait, et qu’il ne connaissait déjà que trop ; gonions, heaumes et gamboisons, de Chartres, d’Edesse ou de Blaye luisaient sous le soleil d’août. Les chevaliers avaient glissé leur bras sous l’écu, frappé d’emblèmes héraldiques ; et l’escorte avançait vers ce pavillon maudit où Arnaud-Amaury, comme une vipère au fond de son antre, attendait le jeune vicomte assiégé. En arrivant en vue du pavillon, non loin du bois où, hier encore, le roi d’Aragon avait établi son camp, Trencavel leva la main. L’escorte s’arrêta.

Le vicomte descendit de cheval.

Il s’apprêtait à se rendre sous la tente. Il fit signe à trois de ses chevaliers et se tourna vers ses pages et ses hérauts.

— Que deux d’entre vous m’accompagnent. Et levez haut vos enseignes ! Soyez fiers de notre défense.

Escartille ferma les yeux.

Seigneur Jésus-Christ, ne me dites pas qu’ainsi le sort peut s’acharner toujours sur la même créature.

— Allons, troubadour ! Toi qui as pu constater la cruauté de ces hommes à Béziers, viens. Viens donc les prendre de face, et voir à quoi ils ressemblent.

Escartille serra les dents.

Laissant l’escorte à bonne distance, Trencavel, ses chevaliers, Escartille et un autre homme avancèrent en direction du pavillon. Arnaud-Amaury reçut le vicomte comme il avait reçu la délégation de Béziers, entouré de ses chefs de guerre, ainsi que de nouveaux prélats qui l’avaient rejoint sur le chemin de ses tristes conquêtes. Parmi eux, Escartille repéra un homme qui lui parut aussitôt plus terrible et antipathique que les autres. Il s’appelait Aguilah et, comme le défunt Pierre de Castelnau, avait longtemps fréquenté les clercs de l’abbaye de Fontfroide. Grand, élancé, il portait une aube blanche, une étole mauve et des gants de velours ; il tenait en main un bâton surmonté d’une croix. Ses cheveux noir de jais étaient coupés très court. Il avait des yeux petits et rapprochés, légèrement en amande, qui lui donnaient un air faux. Ce regard de biais surmontait un nez aquilin. Sa bouche dessinait sur son visage une moue caractéristique du mépris profond qu’il devait porter sur toutes choses. Aguilah de Quillan avait été fraîchement promu évêque dans le diocèse d’Albi ; cet homme d’à peine trente ans vouait à la cause catholique un zèle infatigable. Proche de Foulque de Marseille, qui ne tarderait pas à faire parler de lui en fondant en terre cathare sa Confrérie Blanche, véritable institution de combat contre l’hérésie, Aguilah s’était empressé de rejoindre le légat de Cîteaux dès qu’il avait senti souffler le vent de la réaction. Il comptait bien continuer à grandir dans l’ombre d’Arnaud-Amaury, l’un des confidents d’Innocent III. Aguilah était l’un des plus jeunes représentants de l’épiscopat : sa volonté de fer, la sûreté de ses appuis et la réputation de sa famille l’avaient subitement hissé à un rang inespéré. Il avait su profiter de cette situation exceptionnelle, où une foi si intransigeante ne pouvait être que payée de retour dans ce pays troublé. Depuis quelque temps, ceux qui croisaient son regard, furieux et pénétrant, le disaient illuminé de l’intérieur. C’est que, fort de sa récente accession à la dignité épiscopale, Aguilah se sentait plus que les autres envoyé par le Christ ; la vue de ces hérétiques qui n’avaient cessé d’humilier ses proches lui était devenue intolérable. Le temps d’agir était venu.

Un autre de ces croisés attira l’attention d’Escartille. Il semblait doué d’une force herculéenne. Il avait une figure large, une barbe noire et fournie, des sourcils drus. Escartille retint son nom à l’apostrophe que l’un de ses compagnons lui lança. Il s’appelait Simon de Montfort. Il était déjà dans la force de l’âge – quarante-cinq, peut-être cinquante ans. On le connaissait pour ses qualités militaires et sa grande intelligence tactique. Il n’était encore qu’un petit seigneur d’Île-de-France, que la guerre des albigeois avait rameuté comme des centaines d’autres ; pourtant, son fief, coincé entre Paris et Dreux, était important : il s’étendait de la vallée de la Seine à celle de Chevreuse. Montfort possédait aussi le titre de comte de Leicester en Angleterre et disposait d’une certaine richesse. Surtout, il venait de se distinguer par une action héroïque, lors de l’assaut du Castellar : au moment où les croisés battaient en retraite, il s’était jeté dans un fossé pour sauver un blessé, sous une pluie de pierres et de flèches. Cela n’avait fait que rappeler aux légats le prestige d’un homme qui, des années plus tôt, avait combattu avec les armées de Philippe Auguste lors de la quatrième croisade, refusant de se mettre à la solde des Vénitiens, et revenu de Terre Sainte après un an de combats. On savait, à présent, qu’il avait l’étoffe pour devenir lui aussi l’un des bras séculiers de cette guerre.

Trencavel, Escartille et les chevaliers étaient entrés. Ils formaient cercle au cœur du pavillon.

— Messire Trencavel… commença Arnaud-Amaury d’une voix tranchante. Vous aussi avez dû entendre les Veni Sancte Spiritus… Ce sont les chants de Dieu que l’on clame sous vos murs… Car c’est Lui qui s’apprête à prendre possession de votre fief, vous qui avez si négligemment refusé de souscrire au marché que nous vous proposions. Je comprends que votre protecteur, le roi d’Aragon, soit reparti fort courroucé de votre entêtement.

Trencavel ne fut pas décontenancé le moins du monde.

— Vos conditions étaient inacceptables. Vous le savez. Je suis venu négocier.

Arnaud-Amaury eut un petit rire, et échangea avec les siens un sourire railleur.

— Négocier, oui, oui… Bien sûr.

Il se tourna vers Aguilah et leva une main :

— Aguilah, mon ami, dites-lui ce que nous en pensons.

Aguilah se passa la langue sur les lèvres et, sortant de son immobilisme, avança d’un pas.

Escartille, dans son coin, tremblait comme une feuille.

Je ne sais pourquoi, mais quelque chose me dit que tout cela ne va pas bien se passer.

Aguilah attendit quelques secondes, puis se pencha en avant.

— Négocier… Mais négocier quoi ? Vos puits sont à sec et l’eau vient à manquer dans toutes vos maisons… Le bétail que vous avez rassemblé dans votre enceinte est abattu jour après jour, et nous sentons d’ici les puanteurs des carcasses que vous entassez dans toutes vos ruelles… À vrai dire, il vient de chez vous des parfums de putréfaction, vicomte. Sans doute l’annonce de votre échec imminent. Et les mouches ! Ah, j’oubliais les mouches ! Elles tournent, n’est-ce pas, par nuées ! Elles s’apprêtent à faire de bons repas… Un vrai festin, comme celui de Béziers, que vous seul avez préparé, messire Trencavel, par votre obstination ! Négocier ? C’est la reddition immédiate, ou la mort par la soif et l’épidémie, vicomte. Quant à nous, nous ne sommes pas pressés. Que voulez-vous, nous savons votre vaillance, mais vous êtes trop jeune pour soutenir un siège, et vos gens trop peu nombreux.

Les yeux de Trencavel étincelèrent.

— Le sang que vous avez accumulé sur vos mains éclabousse votre foi, et vous n’avez pas à vous targuer des misérables forfaits que vos armées ont accomplis à Béziers ! Qu’êtes-vous venus chercher ?

À ces paroles, Arnaud-Amaury leva un sourcil. Il sembla soudain à Trencavel que le prélat se crispait. Il se tut de longues secondes, échangeant avec Aguilah un regard entendu. Tous deux, en fait, avaient pâli.

Voyant le champ libre, Simon de Montfort, sanguin, intervint à son tour en rugissant :

— Ne nous encouragez pas, messire, à dire au monde ce que vous êtes ! Vous êtes un hérétique, un mécréant, tout comme ceux que nous vous demandons de nous livrer maintenant ! Nous avons avec nous des gens de Limousin, de Périgord, d’Auvergne, de Gascogne, de Saintonge, de toute la France ! Nous défendrons la vraie foi d’ici jusqu’à Constantinople, s’il le faut ! Il n’est plus temps de tergiverser. Que les vôtres nous rejoignent, ou bien qu’ils meurent !

Arnaud-Amaury s’amusait à présent de la colère de Simon. Mais il paraissait avoir pris une subite résolution. Il laissa de nouveau planer un instant de silence et reprit à son tour, en baissant d’un ton :

— Vous voulez épargner votre ville ? Vous y êtes parvenu, je vous le promets…

Il tapota tranquillement de ses doigts sur l’accoudoir de son siège et fit à Montfort un léger signe de tête. Alors, il ramena les mains en coupe sous son menton et dit :

— Le sire de Montfort s’emporte facilement, mais il a raison, messire Trencavel. Ce jour est un jour faste, un de plus. En Sa grande clémence, le Seigneur accepte que vous nous rendiez aujourd’hui les armes.

Trencavel regarda autour de lui.

Un groupe de soldats, qui stationnait jusqu’alors à l’entrée du pavillon, venait d’entrer. Le jeune vicomte lança au légat un regard empli d’horreur et de dégoût.

Escartille, qui n’avait pas perdu une miette de cet échange, écarquilla les yeux.

Voilà. Nous y sommes !

J’en étais sûr.

— Je vais retourner dans mes murs, s’écria le vicomte, tendant l’index devant lui. Et par Dieu, nous nous battrons jusqu’à la mort !

Les soldats s’approchèrent. Deux arbalétriers pointaient leur arme sur Trencavel. Il tira l’épée, le comte de Nevers en fit autant, imité par Montfort et le duc de Bourgogne. Les chevaliers du vicomte sortirent leurs armes à leur tour.

— Vous n’irez nulle part, messire.

— J’étais venu pour négocier ! Pour négocier, traître !

Arnaud-Amaury plissa les yeux, un sourire sur les lèvres.

Escartille, à force de trembler, faillit lâcher l’étendard qu’il tenait encore en main avec fébrilité. Il croisa les yeux du page qui les avait accompagnés ; un garçon qui devait être plus jeune que lui encore ; il était blême et suait à grosses gouttes. Ils échangèrent un regard. Tout autour de lui, ce n’était plus qu’un cercle d’armes, fers dégainés, pointés les uns contre les autres, prêts à se croiser. Il suffisait d’un geste malheureux à présent. Trencavel et les barons n’osaient bouger, assurant au sol leurs appuis, se tournant légèrement de droite et de gauche, pour tenter de contrôler tous les fronts à la fois. Le temps sembla ainsi suspendu durant presque une minute.

Un piège. C’était un piège !

Un piège indigne, qui transgressait toutes les lois de l’honneur.

Mais Arnaud-Amaury n’avait que faire de l’honneur, sinon de l’honneur de Dieu. Il avait une mission suprême, qui dépassait toute autre considération. Et Carcassonne devait tomber coûte que coûte. Le seul moyen d’y parvenir était, simplement, de la décapiter.

Peut-être… Peut-être alors trouverait-il le Secret – le Secret terrible, odieux, insoutenable qui avait brui jusqu’aux oreilles d’Innocent III.

— J’accepte que vous me donniez votre épée, vicomte, dit-il. Vous n’avez pas le choix. Vous avez ma parole qu’aucun mal ne sera fait aux innocents de votre ville. Je dis bien : aux innocents, ajouta-t-il en insistant sur ces derniers mots.

Escartille s’écarta d’un pas.

Regardant toujours à droite et à gauche, Trencavel hésita longtemps, écarlate de fureur. Il se préparait à bondir, ses sangs bouillaient. Mais une dizaine d’arbalètes étaient pointées dans leur direction, autant d’épées, de haches et de fléaux. Toute tentative d’assaut ou de fuite était vaine. Il fit sur lui-même un effort démesuré pour contenir sa colère. Puis, les lèvres tremblantes, écœuré, il dit :

— Messires chevaliers, sortez d’ici avec nos hérauts.

— Par ma foi, dit l’un d’eux, vicomte ! Jamais ! Vous m’entendez ! Jamais !

— Sortez ! cria Trencavel d’une voix puissante. Sortez ou nous périrons tous ! Carcassonne a besoin de vous et je suis encore votre chef. Alors sortez !

Il y eut un nouvel instant d’hésitation. Arnaud-Amaury, qui n’avait pas bougé de son fauteuil, fit un geste de la main en signe d’assentiment.

Lentement, les chevaliers baissèrent leurs armes.

Escartille se tenait tout contre Trencavel. Ils étaient dos à dos, l’un armé de son épée, l’autre de son enseigne dérisoire. Le vicomte, sifflant entre ses dents, glissa alors à l’oreille du troubadour :

— Par Dieu, que ce crime odieux ne reste pas impuni. Va prévenir mon oncle, le comte de Toulouse, et raconte-lui ce qui s’est passé.

Et il ajouta :

— C’est sur vous que repose désormais le destin de l’Occitanie.

Ils furent jetés au-dehors.

Escartille fut ébloui par la lumière.

Trencavel abaissa son arme.

Le cercle se referma sur lui.

L’escorte, qui était restée à l’écart, guettait l’issue des négociations ; certains se dressaient sur leur cheval, pour tenter de distinguer, derrière les barrages qui s’étaient mis entre eux, ce qui se passait là-bas. Ils virent quelques silhouettes sortir de la tente, mirent leur main en visière, tournant sur leurs destriers. Ils ne purent rien tenter, perdus au milieu des nuées de croisés et de routiers qui n’attendaient qu’un signe pour les dépecer. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Carcassonne ne tarda pas à capituler à son tour. Cette fois-ci, les habitants sortirent de la ville sans trop de heurts, sous le contrôle de l’ennemi qui refrénait l’audace des brigands. Le butin de la ville, immense comme elle, superbe comme elle, fut trié méthodiquement entre les vainqueurs.

Mais une autre surprise attendait Escartille.

Lorsqu’il remonta dans le donjon, il ne trouva trace ni de Léonie, ni d’Aimery.

Le troubadour resta quelques instants devant le petit lit où l’on devinait encore la marque du corps de l’enfant.

Un rouleau de parchemin s’y trouvait.

Reviendrez-vous, sire troubadour ?

À l’heure qu’il est, je ne sais où vous êtes ;

Je ne sais si votre folie vous a poussé hors les murs de cette ville,

Je ne sais pas même si vous êtes mort !

Je n’ai pu me résoudre à abandonner l’enfant

aux mains de ces mécréants qui nous chassent.

Je quitte ma ville ! Nous quittons la ville comme des gueux !

Aimery est avec moi, et le souvenir de vous.

Si vous lisez ceci, nous trouverons abri quelque part – à Toulouse,

je l’espère !

Si vous lisez ceci, rejoignez-nous !

Je prie pour vous !

Escartille resta tétanisé quelques instants.

Bien sûr. Que pouvait-elle faire d’autre ?

Puis il se précipita au-dehors.

Il sortit, ballotté par le flot des habitants que l’on avait choisi, cette fois, de laisser partir. Autour de lui, on ne savait trop ce qui s’était réellement passé, ni comment tout cela avait pu basculer si vite. On murmurait que Trencavel s’était livré de lui-même, pour épargner la vie de ses sujets, et qu’en échange, les croisés avaient accepté de leur laisser la vie sauve. Déjà, on chantait son nom avec tristesse, on le comparait au Christ, on le couvrait de louanges. De toutes parts, des chariots, des colonnes d’habitants désormais sans refuge s’enfuyaient par les routes et les collines, en une myriade de taches brunes et blanches. Escartille regardait autour de lui, plus accablé que jamais.

Léonie avait été entraînée, elle aussi. Et elle avait emmené Aimery avec elle !

Il ne put retenir un cri de stupéfaction en voyant tout à coup, le long d’une route qui disparaissait au loin, au milieu du flot humain qui passait entre les croisés, le chevalier qu’il avait aperçu quelque temps plus tôt.

Il le regardait, figé en sa majesté, sa cape blanche flottant dans le vent, une épée étincelante à son côté. Son cheval, noir comme la nuit, semblait souffler des flammes de ses nasaux.

Escartille s’écria :

— Hé ! Vous !

Le cavalier ne répondait pas.

Escartille tourna la tête.

— Il est là ! Le cavalier ! Il est là, ne le voyez-vous pas ?

Mais personne ne semblait faire attention à son délire.

Il se jeta en avant, jouant des coudes autour de lui ; deux croisés, croyant qu’ils avaient affaire à un fou, le laissèrent passer. Il sortit de la ligne où il se trouvait, pour gravir un monticule de terre. Il trébucha, ses mains touchèrent le sol ; il se releva en les essuyant contre sa tunique.

— Vous ! Que faites-vous ici ?

— Je ne pensais pas te retrouver là, troubadour.

— Que faites-vous ici ?

Le cavalier ne le regardait pas. Il dit enfin :

— J’ai accompli ma tâche.

— Comment ? Quelle tâche ?

— Celle qui m’a fait traverser la moitié du monde.

— Vous êtes allé à Montségur, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Qu’avez-vous apporté là-bas ?

Le Cavalier regarda Escartille. Il paraissait immense au-dessus du troubadour.

— Oublie, mon garçon. Oublie que nous nous sommes rencontrés.

Son visage s’assombrit.

— Il y a dans cette vie des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir, crois-moi. Des vérités bouleversantes, qui peuvent ruiner à jamais l’espérance des hommes. Oui, il existe des lumières dont il ne faut pas trop s’approcher. Lorsque l’on veut contempler Dieu en face…

Escartille regarda un instant en direction des colonnes qui s’échappaient comme une marée des portes de la ville.

Lorsqu’il se retourna, le cavalier avait disparu.

Escartille cligna des yeux.

Avait-il encore rêvé ?

Devant lui, les hommes, la route, la poussière, à n’en plus finir.

Escartille, perplexe, finit par regagner la route et la cohue des habitants.

— Léonie ! cria-t-il. Léonie, Aimery ! Où êtes-vous ?

Il eut beau chercher, il ne put les retrouver aux abords de la citadelle.

Carcassonne la grande était tombée, elle aussi ! Seule restait Toulouse à présent ! La ville de Raymond VI, le premier fief du Languedoc !

C’est sur voies tous que repose désormais le destin de l’Occitanie.

Raymond-Roger Trencavel, premier personnage du Languedoc après Raymond VI, fut jeté au cachot et placé sous la vigilance des hommes d’Aguilah et de Simon de Montfort.

Abandonné au fond de sa prison, il mourut de dysenterie quelque temps plus tard. On soupçonna Montfort et Arnaud-Amaury de l’avoir empoisonné.

La nuit était tombée sur le pavillon d’Arnaud-Amaury.

Le légat était assis, dans l’ombre. Devant lui se tenait l’évêque Aguilah, raide comme un piquet, une main sur son sceptre. Deux flambeaux éclairaient l’endroit où ils se trouvaient ; et des milliers tout autour, près du pavillon. Arnaud-Amaury avait laissé planer entre eux un long silence. Ce fut Aguilah qui, sortant de son mutisme, se décida à parler.

— Ils résisteront. Je connais ces Occitans. Ils résisteront jusqu’au dernier.

— Ils ploieront jusqu’au dernier, rectifia le légat. Et peu importe le temps qu’il nous faudra.

Il se tut encore, avant de reprendre :

— Oui, cette guerre sera longue, mon ami. Peut-être plus longue que nous pouvons le penser nous-mêmes. Béziers est tombée, Carcassonne se rend. Mais ce n’est rien encore. Simon de Montfort et tous les autres se battront avec zèle tant que nous n’aurons pas vaincu. Ce que je viens de vous confier, Aguilah, suffit assez à faire comprendre quelle est la vraie raison de ce combat. Nous ne pouvons renoncer. Nous n’en avons pas le droit. La chose est trop folle, trop importante. Si folle que l’Histoire l’oubliera comme un conte, une légende de plus. Et pourtant…

Il étendit devant lui une main longue et décharnée.

— Et pourtant, nous sommes ici, cinquante mille hommes assurés du pouvoir de l’Église.

Il ferma les yeux.

— Des armées entières pour vaincre ces cathares et empêcher que leur secret ne se répande. Des hommes de toutes les nations voisines se lèvent sans savoir même pour quelle cause ils se battent, hors les privilèges que nous pouvons leur accorder. Les cathares ont-ils raison ? Ont-ils tort ? Peut-on vraiment croire à ce qu’ils pensent avoir trouvé ? Croyez-moi, Aguilah, la question n’est pas là. La question est à la dimension de cette guerre : insensée, démesurée. Pierre de Castelnau lui-même ne pouvait soupçonner ce que nous savons aujourd’hui. Alors, il faut qu’ils meurent. Il en va de notre propre survie et de celle de toute la chrétienté. Ils sont bien peu, ceux qui peuvent le comprendre. Je gage que vous en faites partie – n’est-ce pas ?

Aguilah, le visage sombre, redressa le menton. Il se caressa la gorge un moment, avant de dire :

— Ainsi soit-il, sire légat. Ainsi soit-il.